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par Danièle Darmouni

Les Métiers en devenir : Une démarche innovante pour accompagner leur émergence

Minesterium, l’origine latine du mot métier, est porteuse de la notion de ministère.
S’aligner sur cette origine permet d’entrer dans la logique d’une œuvre à accomplir.

Comment imaginer et concevoir les dispositifs permettant de former à des métiers émergents, donc encore inconnus ?
Comment explorer d’autres processus créatifs pour faciliter le repositionnement des métiers anciens ?

Ces questions sont au centre des réflexions de tous ceux qui ont à accompagner l’évolution des métiers qui assureront le devenir de nos sociétés.

Une autre pédagogie pour accompagner les métiers en devenir

Eminemment paradoxale et passionnante, la question des métiers est à l’origine de la recherche sur la pédagogie du devenir que nous menons depuis plus de 20 ans au sein d’International Mozaik.

Afin de répondre autrement à la complexité et à l’incertitude de ce thème, nous avons engagé un dialogue permanent avec les paradoxes du voyage entre connu et inconnu. Ce dialogue demande d’inventer en continu de nouvelles façons de rester en lien et  de collaborer à l’émergence de nouveaux avoirs et de nouveaux talents. C’est ainsi que la pédagogie du devenir s’est construite au fil de nos apprentissages et de l’évolution des enjeux de nos clients.

Nous pouvons témoigner de la pertinence de cette approche car nous l’avons appliquée depuis 1992 à la formation aux Arts et aux Métiers du Changement  et plus précisément ces dernières années au métier émergent de superviseur de coachs. Dans des contextes à fort enjeu, cette pédagogie propose une démarche innovante pour apprendre à apprendre à penser, à sentir et à agir différemment en s’appuyant sur des alliances puissantes.

Aujourd’hui, nous explorons comment cette pédagogie du devenir permet de se préparer à accompagner les métiers émergents ou le renouvellement créatif des métiers anciens comme celui de leaders ou de managers.

Dans tous les domaines, les véritables ruptures créatrices supposent d’oser bousculer les certitudes, d’être curieux d’apprendre donc de cultiver le « je ne sais pas » et de… s’aventurer ensemble dans l’inconnu. C’est pourquoi, au-delà des outils et des techniques que les professionnels de ces nouveaux métiers doivent maitriser, nous leur proposons de développer un autre état d’esprit à travers une conscience élargie de ce qui les anime en profondeur.

Ce qui mène à poser de nouvelles questions complexes :

  • Qu’est-ce qu’un « état d’esprit » et comment le transformer ?
  • Comment revisiter les vieux outils pour en avoir une conscience élargie ?
  • Comment innover dans la pédagogie pour former à ce métier en émergence ?

 

Apprentissage et Co-création.

Notre démarche s’appuie sur une réflexion sur  la transmission de la « connaissance » d’un métier inspirée par les travaux d’Edgar Morin sur la pensée complexe comme méthode d’apprentissage dans l’erreur et l’incertitude et plus précisément de ceux sur la transmission des sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur[1].

Au cours de nos premières explorations nous avons choisi de regrouper ces 7 savoirs en quatre dimensions et de les proposer sous forme d’Ateliers 4D a fin de  continuer à défricher ce nouveau champ d’évolution.

Les Ateliers 4D sont des temps de recherche appliquée. Ils invitent à mener à plusieurs des réflexions approfondies sur le sens et les enjeux d’un nouveau métier pour soi, pour ses clients, pour la profession. En partant des questions individuelles nous proposons à « des marcheurs ayant le goût de l’aventure collective »[2] de co-créer la démarche ou la pédagogie des nouveaux métiers qui assureront le devenir des personnes et des équipes de leurs organisations

Aborder la transmission d’un métier en la reliant à l’ensemble des dimensions que soulève la nature complexe de la connaissance et de son apprentissage se révèle à la fois difficile et particulièrement fructueux. Expérimenter « en laboratoire » différentes approches créatives a permis de croiser et de renouveler ces réflexions et d’entrer dans une puissante dynamique d’évolution.

La dynamique de l’évolution  est un processus continu de gestation, de croissance de mort et de renaissance.  Ce processus empêche la sclérose et réveille notre dynamisme. Connecté à nos aspirations les plus profondes, ce dynamisme nous redonne la souplesse, l’envie et l’audace de renouveler ce qui est devenu obsolète et encombrant dans notre quotidien. Sinon « Ce qui était genesis, jeunesse vivace et spontanée, se rigidifie en institution. La souplesse existentielle se sclérose et la vitalité s’inverse en désir de mort. Le félin vigoureux se met à ressembler à un matou châtré qui, privé de sa libido fait de la mauvaise graisse. »

 Ce programme ambitieux et complexe fait vivre en temps réel une véritable aventure en matière de relation, de créativité et de concrétisation.

Il s’agissait « d’échapper à la pensée binaire et mutilante qui est partout aux commandes »… pour partager une initiation « aux ambigüités, aux ambivalences, à l’écologie de l’action et à l’affrontement d’inévitables contradictions »[3]

Les 4 D d’après  « Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur » (Unesco 1999)

La connaissance :  

  • Pertinence et limitesde la connaissance : les neurosciences montrent comment la structure neurologique de notre perception du monde comporte des risques considérables d’erreurs et d’illusions.
  • Nécessité de la contextualisation : savoir se situer dans le contexte et dans l’ensemble des dimensions auxquels la connaissance est rattachée : relier symbolique, réel et imaginaire, relier les parties au tout et le tout aux parties, révéler les diverses faces d’une même réalité au lieu de se fixer sur une seule.

 

La Relation :

  • Tout est Lien, interdépendance et inter-solidarité  nous relient à tout le genre humain ainsi qu’à tout ce qui est vivant. Comment construire ensemble les réponses aux mêmes enjeux essentiels.
  • Approfondir son sens de l’altérité : la compréhension de l’autre intègre l’explication et une empathie de sujet à sujet … elle est à la fois moyen et fin de la communication humaine… elle permet de sortir de la barbarie.

 Le Devenir :

  • S’ouvrir à une anthropologie complexe  de la condition humaine La double identité humaine naturelle et méta naturelle ; l’homme en tant qu’individu, membre d’une société, membre d’une espèce ; la complexification des idées de l’Homo sapiens, à l’Homo faber et à l’Homo economicus.
  • Nos choix éthiques personnel, social et ceux liés à notre participation au genre humain, sont des impératifs complémentaires mais ils peuvent se trouver antagoniques ; il faut alors choisir provisoirement puis retrouver ensuite la cohérence  de nos trois éthiques.

L’Action :

  • Savoir affronter les incertitudes : connaître ses ignorances pour agir

S’attendre à l’inattendu : l’histoire humaine a été ponctuée de cataclysmes et de phénomènes imprévisibles ; de même la physique révèle les incertitudes de l’infiniment grand et de l’infiniment petit ; devenir stratège  face aux aléas, l’inattendu, l’incertain.

La traversée de l’inconfort … Vers une nouvelle autorité

C’est un nouvel et bien étrange voyage qu’entreprend une personne, lorsqu’il parvient à un moment de son évolution professionnelle où il exerce un métier émergent ou lorsqu’il doit exercer autrement son ancien métier pour répondre aux nouveaux enjeux de son organisation. Il découvre alors que se posent à lui de nouvelles questions, de plus en plus complexes, et que sa posture change.

Certains bottent en touche, le déni étant toujours une des réponses possibles au choc. Ce déni s’exprime par des rationalisations comme : ce n’est pas un vrai changement de métier, juste un autre cadre, ma posture reste la même… derrière le voile du jargon, chacun s’arrange.

D’autres osent aborder ces questions à la fois fertiles et dérangeantes. Cela donne lieu à  un bouleversement profond pour chacun de nous.

Cet article raconte comment nous avons abordé cette question en prenant en compte, comme le recommande l’approche systémique, le contexte  actuel. Ce contexte se caractérise d’un côté par le doute et la perte de confiance dans les gens de pouvoir, il valorise le principe de précaution. En même temps, se manifeste le besoin de liberté, de diversité et l’envie de secouer les vieux carcans pour  améliorer la qualité de vie en société. Ce dilemme  est commun à tous les métiers. En miroir, ils ont à interroger la qualité de leur relation avec les gens de  pouvoir ainsi que leur rapport à leur propre pouvoir : comment  ils osent exprimer leur autorité et assumer la responsabilité des choix éthiques courageux qu’ils posent dans leur pratique.

Pour chacun, accepter d’aller vers une posture d’autorité encore inconnue c’est accepter de traverser d’abord l’inconfort, source de nombreuses inquiétudes. Ce choix d’évolution est le plus grand déclencheur de perte de repères perturbante. S’impose alors la nécessité d’une réflexion sans langue de bois sur le thème du pouvoir, ses dangers, ses limites et sur le contexte favorable dans lequel il peut se transformer en véritable puissance de concrétisation. Concrétiser, au sens étymologique, signifie croître avec.

La qualité de la relation nouée avec les personnes accompagnées soutient le déploiement de cette puissance potentielle de réussite. Penser autrement l’accompagnement de ces nouveaux métiers est la clé qui  permet d’aborder les jeux et enjeux relationnels qui émergent dans l’organisation et qui se rejouent tout au long du processus d’accompagnement autour des notions de pouvoir, puissance, performance et co-dépendance. Qui dit puissance, dit aussi toute puissance et impuissance, et sous-entend les différents degrés d’abus de pouvoir, de manque d’éthique et de manipulation.

Décider en croisant de multiples regards

Le choix d’une recherche action collective, qui s’appuie sur un processus de co-construction, est issu de notre recherche. Recherche qui a mis en exergue les conditions de réussite du processus visant à l’élaboration d’une décision et à sa mise en œuvre sur le terrain.

Ce choix vient bousculer la vision limitée, pourtant très présente, selon laquelle l’autorité doit être exercée par des présumés experts. Très souvent, même pour accompagner des ruptures que l’on veut créatrices, la responsabilité de trancher les questions importantes  est « déléguée » à des « sachants ». Cette séparation entre « les experts » et les autres collaborateurs crée des silos et provoque l’infantilisation de tous. En science comme dans les organisations, « si l’expertise est indispensable, la frotter à de multiples regards différents l’est tout autant… Les décisions les moins mauvaises sont le fruit d’un croisement de compétences partielles. Elles seront donc d’autant meilleures qu’il y aura moins d’incompétences ».[4]

S’aventurer ensemble dans l’inconnu est un véritable parcours initiatique à travers ce qui dans notre rapport au pouvoir est encore lié à de vieilles peurs.

Nos peurs conscientes et inconscientes pilotent en effet nombre de nos choix. Ainsi la crainte de se retrouver dans un rapport de force destructif colore-t-elle notre rapport au pouvoir. Ce rapport de force archaïque semble inévitable  pour celui qui veut garder le contrôle sur le pouvoir qu’il croit détenir dans la société d’aujourd’hui.

Par conséquent, cette crainte nous maintient en état d’alerte permanente. Notre cerveau répond au stress, percevant tout ce qui est inconnu, même si c’est positif, comme un danger, il peut enclencher une réaction de défense pour y échapper, sans avoir à réfléchir. Ces comportements dits « de survie » nous procurent une fausse sécurité, mêlée de défiance ou de méfiance. Ces schémas répétitifs sont aujourd’hui bien connus des recherches sur le stress et des neurosciences. Pour mémoire, les principaux systèmes de défense en réaction au stress suscité par un danger perçu sont :

  • La fuite : je me sens impuissant et je m’enfuis le plus vite possible pour échapper au danger
  • L’attaque : je me sens peut-être assez puissant, et j’attaque pour battre l’autre
  • La sidération: je suis sidéré et je ne bouge plus, je tiens bon en espérant que ça s’arrête

 

Pour avoir le recul nécessaire par rapport au passé, les Ateliers 4 D propose un voyage, à la rencontre de soi, des autres et de ses peurs anciennes afin d’entrer plus ou moins consciemment dans une danse du dedans – dehors, un mouvement rythmé qui emmène vers un Ailleurs.

La dynamique de l’évolution  est un processus continu de gestation, de croissance de mort et de renaissance.  Ce processus empêche la sclérose et réveille notre dynamisme. Connecté à nos aspirations les plus profondes, ce dynamisme nous redonne la souplesse, l’envie et l’audace de renouveler ce qui est devenu obsolète et encombrant dans notre quotidien. Sinon « Ce qui était genesis, jeunesse vivace et spontanée, se rigidifie en institution. La souplesse existentielle se sclérose et la vitalité s’inverse en désir de mort. Le félin vigoureux se met à ressembler à un matou châtré qui, privé de sa libido fait de la mauvaise graisse. » nous dit aussi à sa façon imagée Michel Maffessoli.

Transposition

Par essence pour les pionniers qui s’engagent dans un nouveau métier, le thème de l’autorité va se poser  dans un contexte où la transmission classique n’est pas possible.

Ainsi pour Alain, jeune cadre à Haut Potentiel, à qui son entreprise en reconnaissance de la grande réussite de ses premières missions confie une mission: inventer le métier Cloud Leader pour la filiale française.

C’est ainsi qu’Alain s’est retrouvé du jour un lendemain, dans un beau bureau, sans équipe, sans objectifs clairs et sans ressources allouées : il a « carte blanche »… il est aussi dans un grand désarroi.

C’est ce qui est arrivé aussi à Roland, frais émoulu de sa grande école d’ingénieur. Passionné par les sciences et les énergies renouvelables, il a souhaité rejoindre une grosse PME plutôt qu’un cabinet conseil ou le bureau d’études d’un grand groupe du secteur. Il veut apprendre en étant plus proche du terrain et du centre des décisions. A la suite d’une réorganisation et du départ de ceux qui l’avaient recruté, il se retrouve en ligne directe avec le PDG. Celui-ci, entrepreneur et visionnaire lui accorde toute sa

Voyons ce qui est transposable de notre expérience dans le développement d’autres métiers en devenir ?

Je vous propose de reprendre les principaux acquis de ce Voyage vers l’autorité.

Au commencement, la nécessité de se connecter à un Appel pour pouvoir franchir le seuil du connu et pénétrer dans un territoire inconnu.

Pour Roland et Jeanne, le fait qu’ils aient eux-mêmes choisi de s’engager dans cette aventure leur a permis de tenir bon dans les premiers temps et d’oser explorer cet inconnu qui les rapprochait de leur quête. Le plaisir de concrétiser leurs souhaits a contrebalancés les craintes et les doutes. Les obstacles dépassés ont renforcé leur choix et leur détermination, leur confiance en eux aussi.

Pour Alain qui selon ces mots s’est trouvé «  balancé » dans le chaos. Ce fut plus difficile. Ne pouvant se raccrocher à quelque chose qui faisait sens pour lui, il s’est senti mis en échec et abandonné de sa hiérarchie à la quelle il avait obéi. Il a voulu « démissionné » au bout de quelques mois.

Co-créer est un art. Tout art implique un cadre, des lois, des contraintes qui n’enferment pas mais au contraire stimule l’épanouissement de la créativité.  Cela fait partie des paradoxes de tout ce qui est vivant. Co-créer dans l’inconnu demande donc paradoxalement de poser le cadre de son autorité. Un cadre qui permet un nouveau partage de l’autorité pour la garder vivante, légère, fluide et puissante tout au long du Voyage vers le Neuf. Un cadre ou l’initiative et l’originalité ont une place ainsi que la rigueur, la discipline et le courage qui s’enracine dans le cœur.

« Devant l’entrée bouche d’ombre, le profane ignorant ne voit qu’un tunnel semé de pièges sans issue. S’il fait demi-tour, il se ferme la porte de la vie, s’il entre, s’il triomphe du vertige, des illusions de la peur, s’il accepte de se servir des qualités particulières telles que celles qui existaient dans l’ancien code, il découvrira que l’illusion initie, que la peur fortifie, que l’erreur grandit, que le vertige transfigure. Initié, il pourra même y retourner, recommencer son parcours pour aller plus loin encore et apprendre aux autres à traverser. »[5]

 

[1] Edgard Morin : « Mon chemin » Fayard – 2008

[2] Michel Maffessoli.

[3] Egard Morin : « Les 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur » Ed. Unesco (1999).

[4] Jean-Claude Ameisem, extrait de l’interview publiée dans le Nouvel Observateur daté du 5 février 2014

[5] Jacques Attali : « L’homme nomade », Ed du Livre de Poche – 2005

publié le 20 janvier 2021